S'il est sans doute admis aujourd'hui que l’ethnographie est un « travail passablement interactif » (Ghasarian, 2002) et s’il est d’usage de parler d’« interlocuteurs » plutôt que d’« informateurs » ou d’infléchir l’écriture en faveur de formats plus «dialogiques », force est de constater que les interactions entre l’ethnographe et ses interlocuteurs ne sont pas systématiquement problématisées dans l’anthropologie sociale contemporaine. En effet, presque quarante ans après le tournant postmoderne (Clifford & Marcus, 1986), et malgré une production importante sur la fabrique de l’anthropologie et les méthodes de l’enquête, la discussion généraliste a privilégié d’autres sujets à l’instar de la « relation ethnographique », la « réflexivité », l’« (inter)subjectivité » du chercheur ou, plus récemment, « les sensibilités ». Ce constat est particulièrement saillant pour les sciences sociales françaises comme le suggère la réception, somme toute ténue, de The Dialogic Emergence of Culture (Tedlock & Mannheim, 1995) qui marque le tournant dialogique nord-américain.
C’est pourquoi cette journée d’étude propose de travailler les « terrains de l’interlocution » tout autant que les « interlocutions de terrain », y compris celles impliquant l’ethnographe. Ce faisant, elle poursuit les réflexions engagées en début de siècle autour des notions d’ « interlocution » (Masquelier & Siran, 2000) et de « dialogue » (Monod-Becquelin & Erikson, 2000). Par conséquent, elle s’inscrit dans une constellation française et nord-américaine qui connecte ethnographie de la parole, tournant réflexif postmoderne, anthropologie dialogique (Masquelier, 2005) et qui marque aujourd’hui, à degrés divers, l’anthropologie sociale (Bensa, 2010) et linguistique (Bornand & Leguy, 2013), l'anthropologie sémiotique (Parmentier, 2016), l’analyse de conversation (Fornel & Léon, 2000) et la sociolinguistique critique (Canut, 2017).
Le constat de départ de la journée est la position privilégiée de l’anthropologie linguistique pour problématiser dans sa complexité le processus d’enquête ethnographique. Pour les anthropologues linguistes en effet, il se joue dans les situations d’interlocution une sorte de chevauchement des frontières épistémologiques : entre l’interlocution dans l’ethnographie et l’interlocution comme ethnographie. Autrement dit, les situations d’interlocution sont en même temps l’objet et le moyen par lequel les enquêtes se déploient dans ce domaine.
Si la notion d’interlocution laisse toute sa place à la pluralité des figures interactionnelles sur le terrain, elle semble en outre être particulièrement adaptée pour penser les rapports de pouvoir dans l’ethnographie (Fassin & Bensa, 2008). D’abord, le fait de prendre pour point de départ les situations de rencontre entre les ethnographes et leurs interlocuteurs garantit un ancrage énonciatif spatio-temporel, social, voire politique susceptible d’interroger la « relation ethnographique » à différentes échelles. Aussi, sans y réduire son sens, l’histoire sémantique du terme interlocution nous invite à envisager tour à tour et de façon critique : l’analogie juridique mobilisée pour les entretiens dans les premiers manuels d’ethnographie (« interloquer un procès »), les rapports de force en acte dans la question ethnographique (« soumettre une personne à l’interrogatoire »), ou encore les effets d’embarras courants dans le cadre de l’interlocution avec les personnes ethnographiées (« décontenancer, embarrasser, surprendre »). Du reste, l’étymologie latine d’interloquere, qui signifie couper la parole, laisse poindre en creux l’idée de donner la parole, de la (re)prendre ou encore d’interpeller. À l’heure où les anthropologues s’interrogent sur les façons de faire de l’anthropologie « avec » leurs interlocutrices et interlocuteurs et « sans parler à leur place », il semble essentiel de se confronter à la complexité des interlocutions du terrain.
Que produit dans les recherches ethnographiques le geste d’expliciter les interlocutions ethnographiques de départ ? Comment s’articulent l’interlocution comme ethnographie et l’interlocution dans l’ethnographie ?
Cette journée d’étude est ainsi une invitation à reconnaître que l’ethnographe fait partie de la situation d’interlocution sur le terrain. Il est non seulement un observateur observé (Stocking, 1983) mais aussi l’interlocuteur de ses interlocuteurs. L’ethnographe peut se retrouver, par exemple, à adopter plusieurs statuts de locuteur ou de locutrice (Goffman, 1987), à circuler dans différents cadres de participation (Duranti & Goodwin, 1992) ou à prendre position durant une performance (Bauman, 1975). La personne menant l’enquête est ainsi inévitablement prise dans son matériau d’enquête, c’est-à-dire dans le « qui, où, quand, parle de qui et de quoi ? » (Bensa, 2010 : 68).
En somme l’ethnographe rencontre, participe et s’engage dans l’interaction par la parole et l’action incarnée (embodied action) : il ou elle s’inscrit, de ce fait, dans des cadres de participation (Duranti & Goodwin, 1992 ; Goodwin, 1999 ; Hanks, 1996) qui convoquent des connaissances sociales d’arrière-plan (Gumperz, 1982) et dont le cadrage et l'interprétation font l’objet de négociations, voire de malentendus parfois heuristiques. S’agit-il, par exemple, d’un entretien ethnographique, d’une visite à domicile, d’une tentative de prosélytisme (Fabian, 2000) ou bien d’un acte visant à désorceler l’interlocuteur (Favret-Saada, 1979) ?
En outre, s’il va de soi que l’interlocution ethnographique ne se limite pas à l’entretien, l’acte de poser des questions (Briggs, 1986) et les cadres d’interaction que cet acte génère méritent d’être analysés de manière plus explicite et critique. L’interlocution ethnographique inclut, du reste, une diversité de pratiques langagières – depuis les conversations informelles et les plaisanteries jusqu’aux disputes – qui impliquent différentes formes d'engagements et d'où découlent une pluralité d’attribution de rôles. En toile de fond, cette journée conduira à se demander si les vingt dernières années ont vu la mise en place, même souterraine, d’une approche interlocutive en anthropologie sociale.
Cette journée d’étude est organisée par une nouvelle génération de chercheurs et chercheuses dont les premiers liens ont été noués dans le cadre du séminaire « Jeux de langage » (Lacito)[1]. Dépassant les perspectives aréales, les territorialisations institutionnelles ou disciplinaires et portant une question centrale pour l’ethnographie où qu’elle soit menée, cette journée se propose d’approfondir le dialogue transatlantique en cours autour des liens entre terrains, langages et sciences sociales. Cette série de communications sera discutée par des chercheurs et chercheuses de diverses traditions académiques et aura vocation à être publiée sous la forme d’un livre.
Bibliographie
Bauman Richard, 1975. « Verbal Art as Performance », American Anthropologist,, vol. 77, n°2, pp. 290-311.
Bensa Alban, 2010. Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine, Paris, Textuel.
Bornand Sandra & Cécile Leguy, 2013. Anthropologie des pratiques langagières, Paris, Armand Colin.
Briggs Charles, 1986. Learning how to ask: A sociolinguistic appraisal of the role of the interview in social science research, Cambridge, Cambridge University Press.
Canut Cécile, 2017. « Anthropographie filmique. Vers une sociolinguistique politique », Langage et société, vol. 160-161, n°2, pp. 319-334.
Clifford James & George Marcus (eds.), 1986. Writing culture: the poetics and politics of ethnography, Berkeley, The University of California Press.
Duranti Alessandro & Charles Goodwin (eds.), 1992. Rethinking Context: Language as an Interactive Phenomenon, Cambridge, Cambridge University Press.
Fabian Johannes, 2000. « Ethnographic Misunderstanding and the Perils of contact », in Masquelier Bertrand & Jean-Louis Siran (éds.), Pour une anthropologie de l’interlocution : rhétoriques du quotidien, Paris, L’Harmattan, pp. 82-106[2].
Fassin Didier & Alban Bensa (éds), 2008. Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte.
Favret-Saada Jeanne, 1979. Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard.
Fornel Michel de & Jacqueline Léon, 2000. « L’analyse de conversation, de l’ethnométhodologie à la linguistique interactionnelleJacqueline », Histoire Épistémologie Langage, vol. 22, n°1, pp. 131-155.
Ghasarian Christian, 2002. « Sur les chemins de l’ethnographie réflexive », in Christian Ghasarian (éd.), De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, pp. 5-33.
Goffman Erving,1987. Façons de parler, Paris, Les Éditions de Minuit.
Goodwin Marjorie, 1999. « Participation », Journal of Linguistic Anthropology, vol. 9, n°1/2, pp.177-180.
Gumperz John, 1982. Discourse Strategies, Cambridge, Cambridge University Press.
Hanks William, 1996. « Exorcism and the Description of Participant Roles », in Michael Silverstein & Greg Urban (eds.), Natural Histories of Discourse, Chicago University Press, pp. 160-199.
Masquelier Bertrand & Jean-Louis Siran, 2000. Pour une anthropologie de l’interlocution : rhétoriques du quotidien, Paris, L’Harmattan, 2000
Masquelier Bertrand, 2005. « Anthropologie sociale et analyse du discours », Langage et société, vol. 4, n° 114, pp. 73-89.
Monod-Becquelin, Aurore & Philippe Erikson (éds.), 2000. Les rituels du dialogue : promenades ethnolinguistiques en terres amérindiennes, Nanterre, Société d’ethnologie.
Parmentier Richard, 2016. Signs and Society: Further Studies in Semiotic Anthropology, Indiana University Press Bloomington & Indianapolis,.
Stocking George (ed.), 1983. Observers observed, Essays on Ethnographic Fieldwork, Madison, The University of Wisconsin Press.
Tedlock Dennis & Bruce Mannheim (eds.), 1995, The Dialogic Emergence of Culture, eds. Urbana University of Illinois Press.
[1] Cette journée fait suite à la journée du 4 juin 2024 « Cryptotypes : épistemologie et éthique dans l’etude du fait linguistique total » (voir le programme cryptotypes.sciencesconf.org).
[2] Cet article a d'abord été publié en 1995 : Fabian, Johannes, « Ethnographic Misunderstanding and the Perils of contact », American Anthropologist, vol. 97, n°1, pp. 41-50.